Chez les nôtres
- llb154
- 1 avr.
- 3 min de lecture
- Mais comment avez-vous distribué autant de proclamations ?
- Là où nous allons, de membres du groupe, il n'y en a que quatre. Les autres, en attendant, ils s'espionnent les uns les autres à qui mieux mieux, et ils me font des rapports. Des gens de toute confiance. Tout ça, c'est du matériau,il faut l'organiser et ficher le camp. Du reste, c'est vous qui avez rédigé le règlement, je n'ai pas à vous expliquer.
- Et quoi, ça n'avance pas si facilement ? Il y a des problèmes ?
- Si ça avance ? Mais le mieux du monde. Je vais vous faire rire ; la première chose qui fait un effet terrible, c'est l'uniforme. J'invente tout spécialement des grades et des fonctions ; j'ai des secrétaires, des observateurs secrets, des trésoriers, des présidents, des registrateurs, avec leurs substituts - ça plaît beaucoup, la greffe a très bien pris. Après, la force suivante, c'est le sentimentalisme. Vous savez, le socialisme, chez nous, c'est surtout par la sentimentalité qu'il se répand. Mais là, le malheur, c'est ces sous-lieutenants qui se mettent à mordre ; ils vous feraient tout rater ; et après, il y a les escrocs purs et simples ; ceux-là, n'est-ce pas, c'est des gens bien, des fois ils peuvent être très utiles, mais il vous prennent beaucoup de temps, il faut les surveiller sans fin ni cesse. Bon, et enfin, la force principale, le ciment qui lie le tout, c'est la honte d'avoir une opinion personnelle. Ça, c'est une force ! Et comment ils ont fait, tout le travail qu'ils y ont mis, les petits poussins, pour qu'il ne leur reste plus en tête la moindre idée à eux ! Penser, ils auraient honte.
- Si c'est comme ça, pourquoi est-ce que vous vous démenez ?
- Mais s'il reste couché bêtement, s'il fait juste les yeux ronds, ce serait un crime de ne pas se le mettre dans la poche ! Comme si, sérieusement, vous ne croyez pas que le succès est possible ? Ouais, la foi, elle est là, manque juste la volonté. Mais c'est avec des gens comme ça que le succès possible. Moi, je vous dis qu'il se jettera dans le feu pour moi, il suffit qu'on lui crie qu'ils ne sont pas assez libéral.
[...]
- A propos, hier, j'ai dit de vous à Karamazine qu'il paraîtrait que vous avez dit qu'il méritait qu'on le fouette, et pas seulement pour une question d'honneur, non, comme on fouette un paysan, pour lui faire mal.
- Mais je n'ai jamais dit ça, ah ah !
- Pas grave. Se non è vero...
- Hé bien merci, je vous remercie sincèrement.
- Vous savez encore ce qu'il dit, Karmazinov ? Qu'au fond, l'essence de notre doctrine, c'est la négation de l'honneur, et que c'est avec le droit affiché au déshonneur qu'on peut entraîner les Russes le plus facilement.
- Une formule excellente ! Une formule en or ! s'écria Stavroguine. Il a mis dans le mille ! Le droit au déshonneur, mais oui, tout le monde courra vers nous, il ne restera plus personne. Dites, écoutez Verkhovenski, vous ne seriez pas de la police secrète, non ?
- Quand on a ces questions en têtes, on ne les exprime pas.
- Je comprends, mais nous sommes chez nous.
- Non, pour l'instant, je ne suis pas de la police. Assez, on arrive. Inventez-vous un air, Stavroguine ; je m'en invente toujours quand j'entre chez eux. Plus de ténèbres, au fond, pas besoin d'autre chose ; pas très malin, quoi.
Dostoievski, Les Démons, traduit du russe pas André Makowicz, Actes sud, 1995
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